Tableaux, fusées, détails, intervalles

Exhibition carried out from August 31 to September 31, 2012, at the Val-de-Sarthe Art Center Île Moulînsart, in Fillé-sur-Sarthe, France. Text by Paulina Mikol Spiechowicz, art critic and writer, École Pratique des Hautes Études.

Juliano Caldeira. L’exotisme du quotidien (ou De la dérive du geste pictural)

Exotisme : l’inconnu, le mystérieux, l’autre, l’ailleurs, l’autrefois, le quelque part, l’étrange et souvent ésotérique, car méconnu et insaisissable à une première lecture du phénomène. Substantif masculin singulier, l’étymologie du mot est originaire du grec, où exô signifie « au-dehors », tandis qu’exôtikos « étranger ». L’exotisme prévoit une relation inaugurale avec la quête de l’inédit, la recherche de l’au-delà, la fascination pour l’incognito, l’énigmatique, l’inexplicable et l’inexploré. Il génère ainsi la soif de nouveauté, soif jamais satisfaite car une fois mise en route, elle s’auto-génère par gestation interne. L’exotisme fascine, est désir de fascination, et cherche la perpétuelle impression de virginité du regard. Les peintures de Juliano Caldeira semblent se situer dans cette démarche. Son œil touche l’exotisme de l’image à travers la sensation d’éloignement, de questionnement, de suspense spatio-temporelle que ses tableaux (tant des grands que des petits formats) proposent. Le peintre nous demande de mettre en cause les notions de « l’ailleurs », de « l’autre », de « loin ». Suivant le procédé mis à point par l’anthropologie du proche, Juliano Caldeira montre l’exotisme de notre quotidien, l’inconnu de l’intime. Dans l’espace de ses toiles, l’ailleurs est représenté par ce qui est confidentiel, privé, à l’apparence personnel.

Le désire de la peinture s’inscrit dans la volonté de changer les données du monde à travers le geste fondateur du peintre. C’est ainsi que l’image (souvent à la base une photo que l’artiste a trouvé dans des archives ou travaillé lui-même) se métamorphose entraînant la transformation du regard. Le (ré)enchantement du monde se matérialise sur la toile par un processus de modification de la vue. Le peintre devient le créateur d’images ex novo à partir des échantillons du réel, et propose sa propre conception du monde. Il est lui-même au départ de nouvelles mythologies visuelles. « Le mythe – écrit Roland Barthes – ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en identité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat ». Juliano Caldeira propose des images apparemment très simples, des prise de vues decontextualisées, hors du temps et privées d’espace. Ses peintures semblent rejoindre la caractéristique du mythe, qui «abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules.1»

Jouer avec la couleur, implique jouer avec les accidents de la matière. Il s’agit de mettre en acte le hasard du geste, afin de dépasser le naturalisme et déceler la nature des choses. « La vérité, c’est le hasard », avait écrit Paul Valéry. La couleur sur la toile de Juliano Caldeira relate de ce postulat. Il y a une prise de risque, ainsi que la volonté d’une dérive dans ce risque, qui se manifeste dans les couches du vernis. «La peinture, l’acte de peindre passe par le chaos ou par la catastrophe. Et ils ajoutent, seulement voilà, quelque chose en sort. Et notre idée se confirme… Nécessité de la catastrophe dans l’acte de peindre, pour que quelque chose en sorte»2, cherchait à expliquer Deleuze parlant de la peinture. Selon la théorie des fractales, le monde même tire son origine du chaos : des structures appartements irrégulières et désordonnées prennent forme et organisent la nature3. Cette relation au tumulte, au désordre pictural, à l’accidentel propre de toute action humaine passe par la menace de la catastrophe que les toiles de Juliano Caldeira exhibent. La couleur s’exprime par le biais d’une éventuelle déviation, un détour vers l’inachevé, l’imparfait, le suspendu. La peinture de Caldeira, l’émotion qui guide son pinceau, adhère à l’impulsion de l’irrationnel, du caprice, du fortuit qui appartient à toute possibilité de catastrophe.

L’image peut se définir « figurative ». En tant que telle, le tableau demande l’investigation de la notion d’imitation. Toute figuration, passant par l’exemple de Vélasquez ou encore par la défiguration de Francis Bacon, sous-entend un rapport de mimesis au monde que l’artiste met en scène. Les toiles de Juliano dévoilent une relation ambiguë entre la peinture et la représentation. L’univers reproduit n’appartient pas seulement au domaine extérieur du monde matériel. Dans la quête de l’image, Caldeira étale un espace-temps qui s’approche au journal intime. Ici, les données du quotidien sont théâtralisées, et derrière la peinture apparaît chaque fois un « moi » différent et chimérique. Selon Leibniz, notre monde constitue un de mondes possibles existants dans la pensée de Dieu4. Cette théorie, reprise le siècle dernier tant par les logiciens que par les critiques littéraires, cherche à aller au-delà d’un seul cosmos imitable, et propose la notion de « mondes possibles ». L’art (ou l’artiste) actualise un univers potentiel entre des milliers. Également, les peintures de Juliano Caldeira révèlent les diverses facettes d’un « moi » extrait dans la sphère des « je » plausibles. Par cette enquête altérée du réel, la peinture crée une brèche dans l’ordinaire, instiguant le questionnement de la vue, l’émerveillement (ou l’incrédulité) du spectateur face à la découverte du monde de l’artiste.

  1. Roland Barthes, Mythologies, « le mythe aujourd’hui », Paris, Seuil, Points essais, 1970 (1957), p.225
  2. Gilles Deleuze, Transcription du cour de 31/03/81 – 14_- 2, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=46
  3. Richard Taylor, Fractal Analysis Of Pollock’s Drip Paintings, Nature, vol. 399, 19
  4. R. C. Stalnaker, Possible Worlds, Noûs, Vol. 10, No. 1, Symposium Papers to be Read at the Meeting of the Western Division of the American Philosophical Association in New Orleans, Louisiana, April 29-May 1, 1976 (Mar., 1976), pp. 65-75.